Le philosophe Karl Popper parlait de trois mondes.
Le premier, c’est celui des objets physiques, ce qu’on touche, ce qu’on manipule. C’est la matière, brute ou transformée.
Le second, c’est celui des pensées et des émotions, tout ce qui vibre à l’intérieur de nous.
Et puis, il y a le troisième monde : celui des créations, ces œuvres qui restent et racontent, même quand nous ne sommes plus là.
Ces mondes s’entremêlent sans cesse.
Par exemple, Auguste Rodin disait : « L’art est le reflet de l’âme ». Ses œuvres, comme Le Penseur, montrent comment une idée puissante peut s’incarner dans le bronze et traverser les siècles.
D’autres sculpteurs ont illustré cet enchevêtrement des mondes à leur manière. Camille Claudel, autre exemple, transformait ses émotions complexes en formes élégantes et tourmentées, comme dans La Valse.
Ce processus, elle le décrivait comme un besoin vital, une façon de donner vie à ses pensées et de leur offrir une existence tangible.
Pour mon humble travail, quand je sculpte, j’essaie de partir d’une émotion (monde 2) qui prend forme dans la matière (monde 1) pour devenir une œuvre (monde 3).
Ce dialogue entre les mondes me pousse à imaginer chaque sculpture comme une trace vivante, un pont entre ce que je ressens et ce que je partage.
Je m’inspire aussi de la simplicité des matériaux.
Ainsi, un bloc d’argile peut évoquer une puissance brute, mais une fois travaillé, il devient porteur de sens, comme le disait Constantin Brancusi : « La simplicité est une complexité résolue ».
Chaque artiste crée à sa manière, mais tous partagent cette quête : celle de transformer l’invisible en visible, et d’offrir à nos idées une place dans le monde.
L’IA et les trois mondes de Karl Popper
L’intelligence artificielle (IA) bouleverse aussi les trois mondes de Karl Popper. Elle agit comme un nouvel outil, un compagnon ou même un créateur dans ce dialogue constant entre matière, pensée et création.
Dans le monde 1 : les objets physiques
L’IA transforme la manière dont les sculpteurs interagissent avec la matière.
Par exemple, des logiciels comme Rhino ou Blender permettent de concevoir des modèles en 3D avant de les sculpter physiquement. Couplés à des machines comme les imprimantes 3D ou les bras robotisés, ces outils façonnent des œuvres avec une précision impossible à obtenir à la main.
Cela réinvente la relation du sculpteur à son matériau : la matière brute est préparée, modifiée ou même entièrement créée grâce aux algorithmes.
On peut citer l’artiste Trevor Paglen, qui utilise l’IA pour générer des formes sculpturales inspirées par des données invisibles, comme les trajectoires des satellites ou des réseaux de surveillance.
Dans le monde 2 : les pensées et émotions
L’IA n’a pas d’émotions, mais elle peut analyser et interpréter celles des autres.
Par exemple, des algorithmes de reconnaissance émotionnelle analysent des œuvres existantes pour dégager des patterns de composition ou d’émotion.
Cela donne naissance à des sculptures collaboratives où le sculpteur s’inspire des suggestions ou des analyses proposées par l’IA.
Certains artistes utilisent des systèmes comme DALL·E ou MidJourney pour transformer des idées abstraites en esquisses visuelles.
C’est un peu comme avoir un second cerveau qui aide à traduire les intuitions en formes exploitables.
Dans le monde 3 : les créations
L’IA elle-même devient créatrice, brouillant la frontière entre les mondes.
Je vous donne l’exemple de Refik Anadol, qui génère des sculptures numériques et physiques à partir de vastes ensembles de données.
Ses œuvres, comme Melting Memories, traduisent des souvenirs humains en structures fluides, exploitant le potentiel de l’IA pour interpréter ce que nous ne pouvons que vaguement conceptualiser.
Ces créations autonomes interrogent : une œuvre conçue par une IA a-t-elle le même statut que celle réalisée par un sculpteur humain ?
Ce débat reflète un nouveau dialogue entre l’humain, la machine et l’art.
Une révolution, pas une substitution
Loin de remplacer l’artiste, l’IA offre de nouveaux moyens d’explorer et d’amplifier les trois mondes.
Comme Rodin utilisait le plâtre pour préparer ses sculptures en bronze, nous pouvons désormais nous appuyer sur des outils numériques pour repousser les limites de la création.
Mais au final, ce sont toujours les mains et le cœur du sculpteur qui décident.
Car, pour citer encore une fois un immense artiste, Michel-Ange disait : « Je vois l’ange dans le marbre, et je sculpte jusqu’à le libérer. »
L’IA ne fait qu’ajouter une nouvelle dimension à cet acte profondément humain.